Previously on…Orbicité : En nous appuyant sur le raisonnement développé par le professeur David Runciman dans le chapitre « The concept of the state : the sovereignty of a fiction »(in Skinner, Q. & Strath, B. (eds) 2003, States & Citizens, Cambridge : Cambridge University Press), nous avions cherché à comprendre en quoi l’Etat pouvait être une fiction, ce qui nous avait amené à nous interroger sur sa définition et ses caractéristiques. Nous avions montré que l’Etat est une association que ne peut être identifié ni avec ses agents, ses membres, sa constitution, ses pouvoirs ou ses buts. Or, « en droit, de telles associations sont des fictions » (ibid : 29). Et pourtant les pouvoirs de l’Etat sont bien réels.
(oui je sais ça sert à rien, l’article est juste dessous mais j’ai toujours voulu faire « previously on »).
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Le paradoxe que j’évoquais dans l’article précédent est plus patent que jamais : l’Etat semble être une fiction, et pourtant, son pouvoir est bien réel. Son action dans le monde est indéniable, importante et parfois violente, bref en aucun cas fictionnelle. Ce paradoxe peut être résolu en considérant que ce sont les agents de l’Etat qui agissent et qui détiennent le pouvoir, ce qui reviendrait, in fine, à considérer que celui-ci ne fait rien. Dans ce cas, il serait légitime de s’interroger sur l’existence de l’Etat : serait-il une sorte de mensonge, de voile fictionnel qui recouvre les activités d’agents motivés par des buts propres ? Les conséquences d’une telle conclusion seraient, il est inutile de le préciser, importantes. Cependant, il est aussi possible de résoudre ce paradoxe en réalisant que les fictions ne sont pas dénuées d’impact sur le monde ‘réel’- bien au contraire. J’espère donc chercher à comprendre quels sont leurs caractéristiques, en m’appuyant sur une fiction que nous connaissons tous : la monnaie. Et une fois que nous aurons mieux saisi les mécanismes impliqués, j’espère pouvoir en tirer quelques conclusions quant à la nature et au futur des Etats.
Avant de s’engager plus en avant dans l’analyse, j’aimerais vous proposer une image qui permettra de mieux faire comprendre ce que j’ai voulu dire dans le précédent article. Thomas Hobbes considère l’Etat comme un ‘Leviathan’, une sorte de ‘dieu artificiel’, créé par les hommes lorsqu’ils se rassemblent autour d’un souverain par un contrat (« covenant »). Plus qu’à la théorie développée dans le livre homonyme, c’est la couverture de celui-ci qui m’intéresse. (Et oui, quand je vous promets une image, ce n’est pas une figure de style !).
Qu’y voit-on ? A première vue une sorte d’entité dont le corps est composé de nombreux individus, mais doté d’une seule tête –couronnée !- et tenant une crosse et une épée. Il s’agit là du Léviathan, c’est-à-dire de la représentation de l’Etat. Analysons maintenant ce que nous voyons. Ce personnage monstrueux est formé de tous les habitants du pays, mais pourtant il est bien plus que leur simple agrégat, il possède une tête unique, mais celle-ci ne saurait être confondue avec le tout, cette tête est investie de l’autorité, comme le témoigne la couronne, et le corps possède divers pouvoirs, que symbolisent l’épée et la crosse, et pourtant ceux-ci ne sont rien sans la main du Leviathan. En somme, ce dernier n’est qu’entité fictionnelle amalgamant tous ces attributs sans les posséder vraiment. D’ailleurs, dans son ouvrage, Hobbes expliqueque l’Etat n’est pas la personne du Souverain –qui peut être, au demeurant, une assemblée- mais celle que porte ce dernier. Et il ne manque pas, un peu plus loin, de signaler l’étymologie du mot ‘personne’, qui vient du latin ‘persona’, ce qui signifie ‘rôle’ voire masque de théâtre (cf ici ). Hobbes se refuse à tirer des conclusions directes (et il a ses raisons), mais je ne peux vous empêcher de le faire….
Revenons donc à nos fictions. Je vais, pour le moment, emprunter une voie quelque peu détournée en m’intéressant au caractère fictionnel de la monnaie. Si je vous demande de me montrer de l’argent, que me donnez-vous ? Une pièce ? Un billet ? Un chèque ? De l’or ? Des chiffres sur un écran ? Une carte de crédit ? (j’accepte tous les moyens de paiement!) Et pourtant aucun de ces objets n’est vraiment de la monnaie. Dans votre main vous avez un morceau de métal, un bout de papier, des chiffres sur écran, voire des coquillages ou autres. Par eux-mêmes, ils ne valent rien. D’ailleurs, une dévaluation trop importante de la monnaie peut les ramener à cet état. C’est ainsi que dans l’Allemagne des années 30, on utilisait parfois les billets comme blocs-notes. Je vous épargnerais (no pun intended) un développement plus long et vous conclurez bien volontiers que la monnaie ne peut, effectivement, être identifiée avec rien de concret et fixe. Tout comme l’Etat, il s’agit d’une forme de fiction. Et tout comme l’Etat, son impact sur le monde est important et très réel. Le paradoxe est donc sensiblement le même. Ce parallèle semble indiquer que les fictions sont dotées, d’une certaine façon, d’un pouvoir qui peut être conséquent, mais aussi, et surtout, d’une forme de vie propre. Ni l’Etat, ni la monnaie ne sont contrôlés par un ou plusieurs individus clairement identifiés- au mieux, ceux-ci, Présidents ou Directeurs de Banque Centrale, jouent un rôle prépondérant.
Pour comprendre cela, intéressons nous de plus près au fonctionnement de la monnaie. Celle-ci n’a pas de valeur intrinsèque, mais les biens et services qu’elle représente eux en ont un (c’est pour ça que le troc est la forme d’échange la plus évidente). L’argent va, d’une certaine façon, s’attribuer la valeur de ce qu’il représente, c’est-à-dire en acquérir une qui lui est propre et qu’il confère ensuite à ses ‘représentants’ (coquillages ou chèques). On touche là une caractéristique fondamentale des fictions : elles ne fonctionnent qu’en lorsqu’on leur attribue comme inhérent ce qui leur fait intrinsèquement défaut. Prenons un autre exemple. Un personnage littéraire n’est qu’une pure construction, et pourtant il ne peut fonctionner que si on le considère comme une sorte d’individu, qu’on lui confère une vie propre, c’est-à-dire qu’on lui attribue comme inhérente la caractéristique qui lui fait principalement défaut. D’une certaine façon, il en va de même pour ces personnes qui sont célèbres…parce qu’elles sont célèbres ! Celles dont la célébrité ne provient pas d’un accomplissement sportif, culturel, politique, ou autre, mais repose sur la fiction de la célébrité même. Si vous pensez à une riche héritière hôtelière vous aurez compris.
Que peut-on alors en déduire quant aux Etats ? Dans la mesure où ils sont des fictions eux aussi, le mécanisme est le même. On leur attribue comme inhérente la caractéristique qui leur fait intrinsèquement défaut, celle qu’il est nécessaire qu’on leur confère et dont l’exercice dépend de ses représentants- à savoir le pouvoir. Nous dénouons ainsi le paradoxe. Si les Etats ont la capacité d’agir de façon aussi puissante dans le monde c’est que non seulement les fictions ont un impact sur le réel, mais surtout qu’en tant que fiction sur le pouvoir, l’Etat est capable de se l’attribuer de façon conséquente. C’est pour ça que, d’une certaine façon, les mouvements de désobéissance civile, de La Boétie jusqu’à Gandhi en passant par Henry David Thoreau, on exactement compris là où il faut frapper. Ils n’opposent pas une puissance contre une puissance, mais cessent simplement de ‘croire’ à la fiction de l’Etat et refusent de lui attribuer un quelconque pouvoir.
Si le caractère fictionnel de l’Etat permet d’expliquer sa puissance, il permet aussi d’expliquer sa longévité. Le concept de monnaie a pu s’adapter à presque toutes les sociétés, a pu être représenté par des coquillages ou des data-flows numériques cryptés, a pu être utilisé aussi bien par une économie moderne mondialisée que par des économies communistes ou ‘socialement intégrées’ (si quelqu’un a une bonne traduction pour le ‘embedded economies’ de Polanyi je suis preneur). Quelque soit la forme ou le contexte, il a su s’adapter. Il n’est donc pas nécessairement vain de penser que le concept d’Etat peut avoir une flexibilité comparable. Et d’une certaine manière, si l’on compare une polis antique, l’Empire Romain ou les Etats-Unis au XXIième siècle, on voit bien qu’il s’agit d’Etats très différents. On peut donc supposer qu’en tant que fiction, l’Etat a pu prendre une sorte de vie propre, plus ou moins indépendante de formes précises. De même qu’une économie sans liquide ne serait pas pour autant une économie sans monnaie, il est possible de concevoir que l’Etat, à l’avenir, puisse se séparer de certaines de ces caractéristiques actuelles, sans pour autant disparaître corps et âmes. Cela invite donc à une certaine prudence vis-à-vis des projections annonçant la mort des Etats des mains de la mondialisation.
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Les petits malins qui se cachent parmi vous auront remarqué que je conclus en disant que l’Etat ne peut pas être réduit à une panoplie définie de caractéristiques, et pourtant j’ai précédemment douté que les royaumes médiévaux soient des Etats puisque leur contrôle territorial était très incomplet. Je suis conscient de la contradiction et je vous livre mes réflexions non définitives sur le sujet. Elles sont évidemment susceptibles d’être débattues, amendées voire supprimées. Malgré la plasticité certaine que le caractère fictionnel confère à la forme même de l’Etat, il me semble que toutes ses caractéristiques ne sont pas également importantes. Certaines me paraissent être plus essentielles que d’autres. La question du territoire fait partie d’entre elles puisqu’il s’agit d’une des sources les plus fortes de pouvoir des Etats. Ceux-ci ne sont pas simplement des associations aux capacités coercitives etc mais des associations aux capacités coercitives etc pouvant –ou prétendant- contrôler ce qui se passe dans un espace donné. C’est-à-dire que leur domaine de juridiction n’est pas défini par des relations professionnelles (comme les syndicats ou les guildes), des relations sociales (féodalité ou système de caste), ou ethniques (groupe dominant, etc) mais par un des paramètres fondamentaux de l’existence humaine. Nous ne vivons que dans le temps et l’espace. Le contrôle du territoire me semble donc, à ce titre, assez fondamental.
(Je suis d’accord sur le fait que, présenté en si peu de mots, l’argument est cru, sans finesses et sans doute réfutable. Mais considérez l’exemple suivant : vous êtes en permanence sous le contrôle d’un Etat. A partir du moment où vous entrez sur son territoire, que vous le vouliez ou nous, vous êtes sous son pouvoir – ce qui n’est pas le cas organisations professionnelles ou ethniques. C’est ça que j’entends par le contrôle de l’espace.)